La fracture numérique intergénérationnelle freine-t-elle les ambitions de la ville intelligente ?

Entre 2000 et 2050, la part de la population mondiale des personnes âgées de plus de 60 ans passera de 11 à 22 %. Si cela peut nous faire réfléchir à ce à quoi une société de seniors ultra-connectés pourrait ressembler, un tout autre enjeu préoccupe la ville intelligente à l’heure actuelle : celui de la fracture numérique que connaissent les plus âgés, ou comment faire passer les personnes âgées à l’ère du numérique. La solution ne réside peut-être pas dans les technologies adaptées, mais dans les Tiers-Lieux.

L’image de nos grands parents publiant des statuts sur les réseaux sociaux,  téléchargeant leurs billets électroniques sur leurs smartphones, ou même concevant un projet dans des FabLabs peut faire sourire. Pourtant, les nouvelles technologies pourraient changer la façon dont nous vieillissons. Ces idées reçues sur l’utilisation des nouvelles technologies par les personnes âgées et la fracture numérique réelle que celles-ci connaissent les empêche de bénéficier pleinement des avancées apportées par le numérique.

La ville intelligente peut utiliser les technologies de l’information et de la communication afin d’améliorer la vie des citadins, y compris celle des personnes âgées. Elle peut ainsi  permettre le maintien à domicile et la lutte contre l’isolation sociale des aînés : domotique adaptée à leurs besoins, mobilier urbain intelligent, transports en commun plus efficients, réseaux sociaux… Encore faudrait-il que ceux-ci acceptent de vivre avec.

Personnes âgées et numérique : un fossé infranchissable ?

Réduire la fracture numérique chez les personnes âgées est un objectif que les villes aspirant à devenir « intelligentes » se sont fixées. Elles emploient pour cela des médiateurs numériques, afin d’apprendre aux personnes âgées à se servir des technologies de l’information et de la communication. Certains développeurs, eux, créent des outils technologiques adaptés au vieillissement, comme des interfaces simplifiées pour les personnes dont les capacités psychomotrices diminuent avec l’âge. D’autres redoublent de créativité pour proposer des outils connectés accompagnant le vieillissement, comme des dispositifs de télé-assistance ou des capteurs transmettant les données médicales des personnes âgées à leur médecin.

Cependant, pour les chercheures Carole-Anne Rivière et Amandine Bruguière, il ne suffit pas d’adapter le matériel informatique pour régler la question de la fracture numérique. En effet, ces offres technologiques adaptées aux personnes âgées risquent d’entretenir une vision de la vieilliesse comme une moindre capacité à faire, à apprendre et à interagir [1]. Une vision dans laquelle la plupart des personnes âgées ne se reconnaissent pas : il faut tout de même rappeler qu’il s’agit d’un groupe d’âge pouvant aller de 65 ans (voire 50 si l’on parle de seniors) à plus de 100 ans, et qui comporte plusieurs générations bien différentes les unes des autres, dont les baby-boomers et autres soixante-huitards qui ne pourraient être comparés à leurs parents.

De la même façon, l’adoption ou du moins l’utilisation complète des technologies de l’information et de la communication est limitée chez certaines personnes âgées du fait qu’elles ne s’y reconnaissent pas. Bien que l’écart qui sépare les personnes âgées des jeunes générations en matière de numérique tend à se réduire, les premiers accuseront toujours un retard du fait de l’immersion des plus jeunes dans la « culture numérique » [2], et car les technologies de l’information et de la communication véhiculent des valeurs souvent individualistes, commerciales et voyeuristes n’étant pas celles des seniors. [3]

Ce conflit générationnel génère parfois des levers de bouclier contre le passage au tout numérique. On reproche souvent à la ville numérique d’être intelligente, mais peu sociale : remplacer les démarches administratives avec des agents administratifs par des démarches en ligne par exemple, ou remplacer les visites médicales d’un infirmer par des bilans de santé transmis directement aux médecins grâce aux objets connectés, peut priver les personnes âgés d’un contact social qui pour certaines est l’un des seuls de la journée.

Ainsi, les personnes âgées ne se reconnaissent ni dans le numérique, ni dans la vision que le numérique à l’heure actuelle donne d’eux. Afin de réduire la fracture numérique chez les seniors, il est nécessaire de ne plus considérer les seniors comme un groupe homogène et comme des personnes dépendantes que le numérique doit aider : les personnes âgées pourraient devenir les acteurs du numérique de demain.

« La technologie ne doit pas infantiliser et isoler les plus âgés, elle doit créer du lien » [4]

A voir la stratégie de certains aménageurs urbain, qui focalisent leur action sur la création de quartiers « créatifs » et y concentrent les Tiers-Lieux émergents, il devrait y avoir d’un côté des quartiers pour travailler, et de l’autre des quartiers pour habiter, la création n’étant réservée qu’aux actifs. Pourtant, cela semble bien en contradiction avec la définition même des Tiers-Lieux, qui se veulent être des espaces « tiers » autres que le logement et le travail, et qui pourraient être un moyen de revitaliser des quartiers et de réduire la fracture numérique chez les personnes âgées. 

Les «  Tiers-Lieux  » représentent des points d’ancrage de la vie communautaire qui favorisent des échanges plus larges et plus créatifs au niveau local et permettent ainsi d’entretenir la sociabilité urbaine [5]. Le programme « Plus longue la vie », engagé par la Fondation Internet Nouvelle génération (Fing) sur le vieillissement de la population et les relations intergénérationnelles à l’heure du numérique s’est d’ailleurs intéressé aux tiers-lieux comme espaces de discussion, de socialisation, de découverte où les gens peuvent se rencontrer et où se développent des animations locales en fonction des besoins des personnes. Ces lieux peuvent favoriser les rencontres intergénérationnelles et valoriser les personnes âgées, en mettant en avant la créativité des seniors [6].

Si le numérique ne sonne pas le glas du contact social, mais l’émergence de nouvelles formes de sociabilité et de partage grâce aux Tiers-Lieux, cela pourrait faciliter son adoption par les personnes âgées. Il faudrait donc favoriser l’apparition de Tiers-Lieux de quartier, et travailler à une meilleure inclusion des personnes âgées dans ces Tiers-Lieux.

Enfin, il faudrait laisser un temps d’adaptation aux personnes âgées. Comme dans toutes les situations où une nouvelle norme sociale émerge et tend à s’imposer, il est important d’éviter la stigmatisation des comportements qui s’écartent de la norme. Il est important donc de maintenir ouverts des canaux de prestation de service et de communication autres que le « tout Internet ». Cela évitera la mise à l’écart de ceux qui n’adoptent pas spontanément les nouveaux modèles d’usages et de comportements [7].

Plutôt que de laisser la fracture numérique intergénérationnelle freiner ses ambitions, la ville intelligente devrait se donner pour ambition d’inclure les personnes âgées à son projet et à changer leurs idées reçues sur le numérique. Accompagner les personnes âgées et transformer leur rapport au vieillissement grâce au numérique, voilà un grand défi qui attend les villes aujourd’hui.

 

Maud MULLER

 

[1] RIVIÈRE Carole-Anne, BRUGUIÈRE Amandine, Bien vieillir grâce au numérique. Autonomie, qualité de vie, lien social, 2010, FYP éditions, 160 p.

[2] DONNAT Olivier,  LEVY Florence, « Approche générationnelle des pratiques culturelles et médiatiques », Culture prospective, vol. 3, no. 3, 2007, pp. 1-31., URL : https://www.cairn.info/revue-culture-prospective-2007-3-page-1.htm

[3]  BOURDELOIE Hélène,  BOUCHER-PETROVIC Nathalie, « Usages différenciés des TIC chez les seniors au prisme de l’âge, du genre et de la classe sociale », tic&société, Vol. 8, N° 1-2 | 1er semestre 2014 et 2ème semestre 2014, URL : http://journals.openedition.org/ticetsociete/1433

[4] RIVIÈRE Carole-Anne, BRUGUIÈRE Amandine, Bien vieillir grâce au numérique. Autonomie, qualité de vie, lien social, 2010, FYP éditions, 160 p.

[5] GENOUD Patrick, MOEKLI Alexis , « Les tiers-lieux, espaces d’émergence et de créativité », 2010, Revue Economique et Sociale, n°2, juin.

[6] BALAÏ Christine, « Les tiers-lieux, espaces d’émergence et de créativité » in Pratiques culturelles à l’horizon 2030, Laboratoire LISE du CNAM pour la ville de Paris, 2012, URL : http://recherche-action.fr/tierslieunomade/2017/04/07/les-tiers-lieux-espaces-demergence-et-de-creativite/

[7] CHARMARKEH Houssein, « Les personnes âgées et la fracture numérique de « second degré » : l’apport de la perspective critique en communication », Revue française des sciences de l’information et de la communication, 6 | 2015, URL : http://journals.openedition.org/rfsic/1294

 

Image : Dimitris Vetsikas, Pixabay

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