Récemment le film Au nom de la Terre est sorti en salle faisant grand bruit. Edouard Bourgeon, agriculteur, journaliste et réalisateur y filme un drame de l’agriculture industrielle. Son drame, le drame de son père, Pierre, qui agriculteur à l’age de 25 ans reprend l’exploitation familiale. Passant le cap d’une agriculture plus industrialisée, Pierre s’endette de plus en plus dans une spirale qui l’épuise et le conduit vers la dépression. Edouard Bourgeon souligne ainsi dans son long métrage le rôle des techniciens agricoles qui prônent le développement et la digitalisation des fermes poussant à une dépendance et à un stress psychique de l’agriculteur vis à vis des hautes technologies.
Dans le même temps le numérique connait une hybridation avec les cultures dans les formes nouvelles d’agricultures urbaines. Mis en œuvre par des associations ou par les pouvoirs publics, l’agriculture urbaine présente une plasticité qui la rend compatible tant avec les stratégies néolibérales qu’avec des stratégies alternatives. Ses promoteurs la parent de toutes les vertus. Vantant ses atouts sociaux, fonciers, techniques, écologiques, économiques. Pour autant nous ne sommes non pas face à un phénomène de développement de l’agriculture urbaine mais de développement d’une pluralité d’agricultures urbaines. Tantôt digitalisée et cultivée hors sol, tantôt en low-tech où les débouchés sont assurés par des circuits cours numériques, l’agriculture urbaine côtoie le numérique et ses usages urbains. Une agriculture numérique en raison de sa proximité aux lieux d’innovations numériques urbains et à la bonne couverture en haut débit assurée dans les aires urbaines. Précisons ici que nous entendons l’« agriculture urbaine » dans une large acceptation comme l’agriculture située à l’intérieur même de la ville aussi bien que celle située dans le périurbain et ses alentours, c’est donc la présence de liens fonctionnels multiples et réciproques avec la ville qui permet de distinguer l’agriculture “urbaine” d’autres agricultures.
Face à cette pluralité d’usages du numérique, nous chercherons à démêler les différentes dimensions de l’application du numérique dans l’agriculture urbaine.
L’agriculture numérique de hautes technologies une impasse ?
L’agriculture numérique est-elle viable ?
Entre transhumanisme et villes intelligentes, le numérique et ses applications vont bon train ces dernières années et colonisent petit à petit tous les pans de notre société. L’agriculture ne fait pas exception et elle voit depuis le début du 21e siècle se développer des hautes technologies numériques qui lui sont applicables. Cette mutation du processus de production se trouve dans la droite ligne des remembrements et de l’intense mécanisation qu’a subi le secteur agricole à partir des années 1970.
Les objectifs affichés sont divergents mais on peut identifier plusieurs supposés davantage prônés par les défenseurs de ces technologies. Tout d’abord l’agriculture dite « de précision » permet des gains de productivité et d’argent sur les exploitations agricoles par la gestion optimale des engrais et de l’eau, la conduite des engins par GPS ou encore par la traite automatique des bovins. Ensuite ces innovations techniques pourraient servir à soulager les agriculteurs dans leur travail en les déchargeant de tâches harassantes physiquement comme la traite automatique. Cependant, il nous est permis de douter de ces aménités offertes par l’agriculture connectée à l’aune d’études plus ou moins récentes de ces mutations du secteur.
Le marché de cette agriculture connectée croît de 13% chaque année dans le monde mais avec de fortes disparités selon les secteurs. Ainsi, il n’est pas étonnant de constater que ce sont les cultures où la mécanisation et la robotisation sont plus prégnants que se diffuse ces technologies. Ces disparités sont révélatrices de la tendance à la concentration des exploitations agricoles en cours depuis la deuxième moitié du XXe siècle. En effet, l’agriculture connectée n’est adaptée qu’à des agriculteurs capables de supporter les coûts de ces technologies (un robot de traite coûte 240 000 euros). A terme, cette agriculture entraîne la destruction des exploitations familiales, des emplois agricoles et des écosystèmes par l’agrandissement des exploitations et l’annihilation des bocages.
En outre, les technologies qui étaient censées alléger la charge de travail des agriculteurs créent de nouvelles charges, cette fois mentales. Tout comme la mécanisation avait incité les agriculteurs à s’endetter et à devoir produire plus pour rembourser cette dette, l’agriculture connectée fait de même avec plus de matériel, de normes et de charges administratives. Ces nouvelles charges font partie des facteurs expliquant les taux de suicide excessifs chez les agriculteurs en général et plus spécifiquement chez les éleveurs de bovins et les exploitants de cultures céréalières et industrielles. Les gains de productivité vantés par les promoteurs de ces technologies sont parfois contestables comme le montre le cas des robots de traite qui peuvent augmenter de 21 à 29 euros les coûts de production pour 1000 litres de lait. Le monde agricole fonctionne avec des obligations. Au travers de ses fournisseurs et des acheteurs, il s’inscrit dans une logique de rentabilité. Le coût de départ et les coûts de fonctionnement des outils technologiques mis à disposition des agriculteurs peuvent parfois être supérieurs aux coûts de revient, qui ne sont pas économiques mais pratiques pour l’exploitant. La question se pose alors pour l’exploitant de la pertinence d’obtenir ses outils.
Malgré tout, l’agriculture urbaine se pratiquant la plupart du temps sur des parcelles de taille réduite comparée à l’agriculture périurbaine ou en milieu rural, les hautes technologies notamment numériques sont utiles pour optimiser les gains de productivité et exploiter au maximum les parcelles. L’agriculture urbaine avec une visée nourricière s’effectue en général en « indoor », c’est-à-dire dans les bâtiments. Cela a l’avantage de contrôler les cycles de croissance de la plante via la lumière et de cultiver sur des murs ou par étages parallèles, les plantes étant alimentées par un système d’irrigation avec une eau enrichie en minéraux que l’on appelle hydroponie. La croissance des plantes est aussi contrôlée au travers de nombreux microcapteurs et de sondes. Les promoteurs de cette agriculture avancent des réductions drastiques d’utilisation d’eau allant jusqu’à 95%. Certes cela paraît intéressant mais les milliers de LED allumées tous les jours de l’année, tous les capteurs, la fabrication des substrats artificiels et des engrais liquides représentent des quantités importantes de ressources et d’énergie pour les produire. Des serres connectées autonomes individuelles se développent en parallèle, constituant un marché de plus en plus étendu et accessible aux consommateurs instillant la croyance selon laquelle on peut réussir à être autonome en nourriture y compris dans les métropoles.
Ainsi, les avantages supposés de l’agriculture connectée semblent devoir être fortement nuancés que ce soit tant dans les gains de productivité que de confort. Cela sans parler de l’impossibilité de doter chaque exploitation de ces technologies de par le coût des technologies et la rareté des ressources utilisées pour les concevoir. L’utilisation des technologies numériques dans le processus de production de l’agriculture est une impasse à éviter. Cependant, le numérique appliqué à l’agriculture notamment urbaine pourrait avoir des effets bénéfiques dans le cadre d’une mise en réseaux d’acteurs et de savoirs accessibles en ligne via internet.
Des dispositifs numériques développés mais peu utilisés
Avec une surprésence des technologies numériques dans l’agriculture urbaine, l’on peut alors légitimement se poser la question de savoir si l’agriculture numérique urbaine ne se fait pas sans les agriculteurs. En effet on observe, que malgré l’existence de nombreuses technologies dans l’agriculture, les principaux intéressés, les agriculteurs, les utilisent peu.
La sociologue Caroline Mazaud fournit une double explication pour comprendre ce phénomène. D’après son enquête effectuée dans la région Grand-Est, les agriculteurs souhaitent « conserver leur rapport au vivant », la technologie étant vue comme les éloignant de leur métier. Pour certains l’oeil humain est irremplaçable, le fait de toucher et sentir ne pouvant être remplacé par la technologie. La deuxième explication avancée par la sociologue fait cas de « l’autonomie décisionnelle » que souhaite conserver le monde agricole. En effet, les agriculteurs sont l’immense majorité du temps indépendants, en tous points. Leur système économique est particulier, en même temps que leur organisation du travail, de la production à la vente. Ce corps de métier bénéficie en théorie d’une importante autonomie dans les choix qu’il effectue, bien que ses décisions soient toutefois orientées par le marché et la concurrence. Pour Caroline Mazaud, les agriculteurs expriment alors de la méfiance quant à la possible réutilisation de leurs données et du pistage dont ils peuvent être victimes. Cette méfiance va plus loin car « fondamentalement c’est une perte d’autonomie décisionnelle orchestrée par des acteurs collectant et traitant les données individuelles des exploitations pour proposer des services payants auxquels les agriculteurs deviendraient dépendants. » Un processus économique se met en place, certains le refusant.
Tout cela s’accompagne de la vision que certains ont du numérique. Pour certains la technologie s’apparente au travail administratif qu’ils ont à fournir et souhaitant la mettre de côté dans le reste de leurs activités.
Partant de ce constat, on se demande quels sont les agriculteurs qui se méfient des technologies et qui les utilisent peu. À quoi cela est-il dû ? Pour Caroline Mazaud, cela n’est ni le résultat d’une inégalité territoriale en matière d’accès aux nouvelles technologies, comme une faible connexion aux outils satellites et autres réseaux, ni d’une différence générationnelle, où les plus âgés seraient de faibles utilisateurs de ces outils. Pour la sociologue, cela est dû à des inégalités en dotation de capital culturel et scolaire. Ceux qui utilisent ces technologies sont généralement des personnes qui ont bénéficié d’un parcours scolaire plus long.
Bien que les agriculteurs, moins dotés en capital culturel [1], puissent avoir accès à des hebdomadaires français mettant en avant progrès et technologies en agriculture tels que La France Agricole ou encore l’Avenir Agricole, ces agriculteurs restent peu utilisateurs de la technologie. Au contraire, d’autres agriculteurs bien informés refusent de voir leur ferme investie par les technologies parce « qu’ils les considéreront non utiles, peu fiables, non suffisamment rentables, voire non conformes avec la représentation qu’ils se font de leur métier.»
Un autre facteur entre alors en compte, celui de la taille de l’exploitation. Celle-ci compte dans l’utilisation des services numériques car ce sont elles qui sont souvent le plus à même d’investir.
A ce stade du raisonnement les promoteurs d’une agriculture technologique avancent un second argument ; les technologies numériques pourraient être utilisées à bon escient pour diffuser les savoirs, les pratiques et former des réseaux d’entraide dans ce secteur. L’argument d’un numérique comme facilitateur de la collaboration, en somme comme catalyseur du bien commun.
On retrouve par exemple de tels propos dans les lignes suivantes : « La principale force du numérique au service de la transition écologique n’est pas à chercher du côté du calcul, mais de celui du partage, de la collaboration et du lien social. C’est du côté des approches collectives qu’il sera le plus à même de proposer des leviers de transformation.»
Le numérique dans l’agriculture urbaine permet-il d’organiser la collaboration et le passage à l’échelle globale ?
L’utilisation du numérique à des fins de mise en réseau et de collaboration
On voit émerger une autre manière de concevoir l’agriculture numérique. C’est par exemple le cas de David Large, 33 ans, interrogé par Caroline Mazaud, pour qui « les réseaux sociaux sont salvateurs à mon échelle, c’est une question de survie sur mon secteur». Effectivement, grâce au numérique ce viticulteur peut commercialiser et valoriser ses vins.
Finalement, le numérique s’insinue dans tous les types d’agriculture avec différents outils, des outils plus simples du point de vue de leur mise en place, de leur investissement et de leur fonctionnement, comme on peut l’observer dans la vente directe et la mise en relation agriculteur et client final.
En effet, on assiste à une floraison de dispositifs favorisants l’agriculture responsable et de proximité. C’est par exemple le cas des sites proposant des parrainages de pieds de vigne ou encore de vaches et de chèvres. C’est ce que proposent les sites covigneron.com et bouctavache.com. Le tout afin de communiquer, promouvoir et lever des fonds pour son exploitation en investissant le parrain dans la vie de l’animal en lui montrant la ferme et en communiquant les moments clés de la vie de l’animal.
La vente directe suit le même principe de l’exposition médiatique de l’exploitation, notamment sur internet. C’est le cas de Damien Chevalier, décrit par Caroline Mazaud, qui investit le numérique dans son exploitation, notamment avec le matériel en CUMA (co-acheté par plusieurs exploitants). Il dénonce une « industrialisation de l’agriculture », mais assure que cela est nécessaire. Il utilise également un site internet pour promouvoir la vente de sa production et gérer ses commandes. Il a même mis en place des bases de données pour gérer plus efficacement ses commandes et ainsi gagner du temps.
Tout cela s’inscrit dans un processus d’ouverture sociale du monde agricole, le tout dû à ces transformations qui en appellent des nouvelles. On peut aussi voir en substance une ouverture du monde agricole par une diversification dans le choix du partenaire. En effet, le choix du conjoint est plus hétérogène, on assiste dans une moindre mesure à des effets d’homogamie.
Finalement l’immense majorité des agriculteurs sont confrontés au numérique dans leur pratique professionnelle, ne serait-ce que pour des démarches administratives. Mais là où on observe la plus grande disparité et la sélection sociale qui s’opère pour l’utilisation du numérique chez les agriculteurs, est lorsqu’il s’agit d’associer son activité à une utilisation quotidienne et chronophage du numérique, que ce soit par la promotion de son exploitation ou lors de son automatisation.
Les limites du numérique pour collaborer et organiser la mise en réseau des fournisseurs et des consommateurs
Le numérique propose un outil de démultiplication et d’intensification des interactions. Les promoteurs de la digitalisation de l’agriculture soulignent l’autoformation plus aisée grâce à cette économie du partage, de la connaissance et de l’information. Aussi est mise en valeur la possibilité de recourir à des autofinancements facilités et un accès direct à des communautés de consommateurs [2]. Selon eux, les liens créés véhiculent des informations supplémentaires et donc des valeurs en plus aux produits dans le cas des circuits courts.
Pour de nombreux agriculteurs urbains et périurbains, le numérique facilite l’organisation de moments conviviaux partagés, « l’activité de mise en réseau a été grandement facilitée par Internet : la relation au producteur, les points relais et les actions participatives sur les exploitations sont facilités par des réseaux et divers blogs ».
Pour autant, il est bel et bien constaté que la demande de relation physique reste prégnante. Les technophiles affirment que le numérique est un gain de temps, face à une société qui gagne en vitesse. Mais celui résout-il pour autant la question de l’intermédiation ? En témoigne cet agriculteur du Forez : « les maraichers n’ont pas tout ce temps à leur consacrer, ou bien on crée des boulots d’intermédiation ou bien le numérique s’en charge à notre place ». [3]
Ainsi, c’est la force de communication du numérique qui est utilisée, dans une rupture des intermédiaires qui peuvent apriori opacifier la communication, les valeurs et les prix. Ici, l’usage du numérique est en effet celui d’un rapprochement des interlocuteurs par les plateformes à l’instar de l’intranet de La ruche qui dit oui. Pourtant, malgré son image de facilité, ce changement du type d’intermédiaire (d’un professionnel au numérique) demande du travail et du temps. Sans oublier les compétences de mise en place et d’utilisation de cet outil.
De plus si ce médium se veut en apparence plus égalitaire « à la portée de tous et toutes », il ne faut pas invisibiliser les vecteurs sociaux de diffusion des initiatives et des barrières à l’entrée de cet outil informatique.
La fameuse « désintermédiation » qui fait baisser les prix de vente et ainsi vendre moins cher d’un artisan traditionnel que l’on retrouve dans des initiatives comme l’entreprise le bœuf Français ou le groupement d’intérêt économique (GIE) chapeau de Paille, permet-elle en elle-même (par le circuit court) de créer de la confiance ou est ce la communication numérique qui lui est associée qui permet ce gain de valeur ? Si le numérique permet une lecture renouvelée des circuits courts il parait important de ne pas lui donner tous les mérites permis par le concept du circuit court qui préexistait.
L’intranet du chapeau de Paille fonctionne comme un réseau diffusant au sein de la communauté des informations par sa newsletter « feuille de chou » et son site telles que : la marge des cueillettes, le CA par activité, des illustrations des produits, la zone de chalandise des agriculteurs du GIE. Il permet ainsi de porter à une échelle importante les pratiques du circuits courts tout en fragilisant le lien direct des consommateurs à leur environnement, les pratiques de consommation étant digitalisées.
Ainsi si l’usage du numérique à des fins de mise en relation n’est pas exempt de critiques, nous pouvons reconnaître qu’il agit d’appréhender de manière renouvelée d’importants enjeux de l’agriculture urbaine. D’une part comme récupération de services sous-traités au sein des entreprises apportant une meilleur gestion de l’outil et davantage de plus-value au profit des locaux. D’autre part comme facteur (séducteur) d’attachement des jeunes générations aux filières agricoles.
Un autre atout du numérique peut être ici souligné : son rôle de facilitateur de la communication avec les institutions. L’exemple de la mairie de Besançon est parlant. Les pouvoirs publics par un fort volontarisme politique et une utilisation d’internet ont pu communiquer sur sa politique et accompagner les exploitants à créer une pépinière.
En somme, il convient de mettre en garde contre l’utilisation de l’innovation dans le seul but « d’être en quête d’innovation » et de dissocier les avantages du numérique des formes de réappropriation de technique de proximité et de territorialisation des marchés préexistants. Ainsi, si le numérique permet de repenser les relations de l’agriculteur à la technique et aux acteurs qui gravitent autour de lui, les différents points avancés précédemment viennent nuancer l’argument récurrent selon lequel le numérique appliqué à l’agriculture permettrait de remettre l’agriculteur « au centre de sa ferme ».
Après avoir étudiés la notion d’agriculture numérique et ses enjeux, nous allons nous focaliser, dans un objectif de territorialisation de notre étude, sur l’exemple Singapourien. La cité-Etat, de par sa dépendance nourricière à ses voisins, sa forte densité et sa focalisation sur les nouvelles technologies, constitue en effet un espace dans lequel l’agriculture numérisée croise l’agriculture urbaine, mettant ainsi en exergue les problématiques préalablement évoquées.
Singapour : une agriculture urbaine digitalisée au défi de l’auto-suffisance alimentaire
Singapour a un problème : la cité-Etat importe 90% de la nourriture qu’elle consomme. Avec seulement 719, 2 km² de superficie et une densité de plus de 8 600 habitants au km², ce constat est facilement compréhensible. Mais à une époque où les tensions géopolitiques en Asie du Sud-Est ne cessent de s’amplifier, à cause notamment des ambitions hégémoniques de la Chine, Singapour est obligé de repenser sa politique alimentaire. En tant que ville à la pointe de l’innovation technologique, les différents systèmes d’agriculture urbaine mis en place se sont basés sur le numérique. Si dominent les projets portés par d’importantes structures privées se concentrant uniquement sur l’aspect nourricier, des projets communautaires aux objectifs nourriciers mais aussi sociaux existent.
Le développement des fermes verticales à Singapour
Le développement d’outils technologiques spécialisés sur l’agriculture urbaine a ouvert de nouvelles opportunités pour les petits Etats ou les pays soumis à des conditions climatiques extrêmes. Singapour a saisi l’opportunité et se positionne comme pionnière dans ce domaine. Ainsi la première ferme verticale, Sky Greens, a été ouverte en 2012 à Singapour et a été depuis récompensée de multiples prix d’innovations. Cette ferme, issue d’un partenariat public-privé, est l’illustration de la convergence entre ces intérêts étatiques de limitation de la dépendance alimentaire singapourienne, à la Malaisie principalement, et les intérêts privés séduits devant le potentiel économique de ce secteur.
Les fermes verticales fonctionnent généralement en hydroponie, en aquaponie ou en aéroponie. Les fermes verticales diffèrent dans les formes qu’elles prennent, allant de « fermes gratte-ciels », de « serres verticales » à la hauteur moins ambitieuse ou encore des « usines à plantes » basées totalement sur les hautes technologies.
Grâce aux progrès technologiques, on est désormais capable de maîtriser totalement l’éclairage (LED), le climat et l’apport en minéraux des plantes afin de gagner en productivité. Les capteurs placés dans ces fermes permettent de contrôler en temps réel et à distance la santé des plantes et d’agir pour régler les éventuels problèmes. L’automatisation est telle qu’une grande partie du travail de tous les jours dans ces fermes verticales consiste à surveiller la croissance des plantes, depuis une salle de contrôle pourvue de capteurs et caméras.
Le numérique : un outil seulement pertinent pour l’aspect nourricier de l’agriculture urbaine ?
Si l’objectif nourricier de l’agriculture urbaine est souvent perçu comme le but principal des dispositifs mis en place, on tend à omettre, notamment dans les villes dans la situation de Singapour, qu’il existe d’autres aspects de l’agriculture urbaine. On peut y trouver non exhaustivement un intérêt paysager pour apaiser la ville, un aspect social en réunissant la communauté comme dans les jardins partagés ou encore un aspect pédagogique en permettant une transmission des savoirs.
Des projets intégrant ces aspects-là existent à Singapour mais participent-ils à la révolution numérique qui accompagne le développement de l’agriculture urbaine ?
Parmi ces projets, on peut lister l’Edible Garden City dont le modèle est celui de la ferme citoyenne qui prend la forme d’une communauté d’habitants gérant eux-mêmes, ou à l’aide de quelques professionnels, des jardins. Au-delà de la production de nourriture, cette organisation a aussi une activité de construction et design de ces jardins dans les places, sur les toits des hôtels et restaurants afin de les intégrer au mieux dans la ville. Il dispose aussi d’une autre activité à visée pédagogique cette fois-ci, en organisant des workshops pour les habitants et des cours pour les étudiants.
Néanmoins, s’ils font un usage important du numérique pour communiquer et possiblement pour designer les jardins, on constate qu’ils ne sont pas dans la même logique de production efficiente que celle des fermes verticales. Effectivement, dans leurs jardins pas de LED, ni d’une multitude de capteurs, l’objectif est de se rapprocher d’une production agricole davantage traditionnelle, mais sur un espace restreint.
Outre le fait que « l’agri-tech » ne semble pas spécialement compatible avec ces formes d’agriculture urbaine participative et citoyenne, des limites en termes de moyens ne permettent pas à ces structure de se doter de ces technologies qui ont un coût conséquent.
Ainsi deux types d’agricultures urbaines semblent donc vouées à cohabiter dans les prochaines décennies à Singapour : l’une fondée sur la recherche d’une productivité maximale quitte à déshumaniser l’agriculture, l’autre basée sur une approche communautaire et participative dont l’objectif nourricier est présent mais se mélange à des aspects sociaux, écologiques ou pédagogiques.
Un processus centré sur les métropoles ?
On constate qu’à l’égard de Singapour, la majorité des villes intéressés par ces dispositifs connaissent une croissance démographique conséquente et sont principalement issus des pays développés et émergents. Constatant que l’urbanisation rogne toujours plus sur leurs périphéries, par ailleurs souvent des terres fertiles, les gestionnaires de ces villes envisagent ces dispositifs comme une potentialité intéressante d’approvisionnement alimentaire de la ville et de préservation du foncier pour d’autres usages.
Les métropoles semblent évidemment être l’échelle dans laquelle cette mutation agricole pourrait être la plus efficiente. C’est là que la demande est la plus forte compte tenue de la population qui y vit, le foncier est très demandé et la plupart des entreprises de R&D, le maillon essentiel de ce système, y résident.
Cette segmentation spatiale qui se profile concernant le développement de la version productiviste de l’agriculture urbaine, entre les métropoles intégrées dans la mondialisation et le reste, peut potentiellement se coupler à une fragmentation sociale dans l’accès aux produits. Le modèle privé des fermes verticales doit rentrer dans un objectif de viabilité économique, que l’utilisation d’outils technologiques onéreux impacte jusqu’au prix de vente. Néanmoins les progrès technologiques ont déjà réussi à améliorer la productivité et la rentabilité de ces structures, nul doute que cela continuera dans ce sens.
De l’exemple singapourien à la montée en généralité à échelon mondial : quel constat de la numérisation de l’agriculture en contexte urbain
Il faut admettre que ce type d’agriculture a des avantages non négligeables, et ce même du point de vue écologique : une productivité bien plus importante, des grandes économies d’eau, une consommation de foncier très réduite permettant d’envisager une reforestation des espaces, une production au plus proche des consommateurs.
Ces points positifs ne peuvent cependant effacer le constat nuancé de cette évolution de l’agriculture. Si on peut s’opposer à l’agriculture urbaine sur la question de la qualité des produits dans un environnement pollué ou hors-sol, ainsi que sur la conception éthique de l’agriculture ou sa déconnexion avec le monde rural et ses pratiques, les critiques sont encore amplifiées envers sa forme digitale. Effectivement, d’un point de vue économique, le nombre d’emplois créés serait limité et d’un point de vue écologique, les consommations énergétiques des fermes verticales sont conséquentes mais c’est surtout sur le plan éthique que cela choque. Une agriculture sans agriculteur mais avec des techniciens et des robots, si cela semble être l’une des formes de l’évolution qui est en cours, est-ce vraiment ce que les citoyens souhaitent. Bien sûr la technique a toujours impacté la manière de travailler la terre, mais les futurs changement qui s’annoncent inaugurent une toute nouvelle ère à l’époque de la numérisation des villes, remplie de possibilités et d’inquiétudes, dans un contexte de course contre-la-montre climatique.
Pour conclure, toute cette réflexion nous a permis de nous interroger sur les liens étroits que peuvent entretenir agriculture et numérique. Nous avons pu mettre à distance l’agriculture numérique purement productiviste, onéreuse et sur-technologique et cela pour une double raison. D’une part, les investissements sont trop lourds pour une certaine partie des exploitations agricoles. D’autre part l’arrivée en force du numérique fait perdre son essence à ce métier qui se caractérise par la proximité avec la nature et le vivant. Cette déshumanisation de l’agriculture pourrait avoir des répercussions non seulement professionnelles mais aussi psychologiques sur les agriculteurs qui seraient réduis à l’état de manutentionnaires des machines ayant rendu leurs savoir-faire inutiles.
Nous n’avons néanmoins pas un regard manichéen sur les liens entre numérique et agriculture. Le numérique, dans un processus de mondialisation, de mise en concurrence et de mise en réseau exacerbé, peut être essentiel pour la survie des formes d’agricultures contemporaines mais aussi traditionnelles. Ainsi, certains agriculteurs peuventpartager leurs savoirs, commercialiser, faire connaître leur exploitation par le biais des nouvelles technologies et des réseaux sociaux. Cela dit, cette forme de numérique présente quelques limites. En effet cela ne résout pas les questions liées à l’intermédiation toujours prégnantes dans le système agroalimentaire français.
Pour approfondir notre réflexion, nous avons étudié en profondeur l’exemple singapourien, qui se révèle être instructif sur la manière dont agriculture et très hautes technologies peuvent être associées. En effet, il ne s’agit pas d’agrémenter l’agriculture d’aides technologiques mais de se baser sur le numérique pour produire, et ce, le plus efficacement possible, sur des surfaces réduites et des apports moindres en énergie et en eau. Le cas de la Cité-Etat renseigne également sur les spécificités dans un espace urbain et sur la manière dont les différentes formes d’agriculture urbaine sont inégalement impactées par ces mutations numériques. L’agriculture numérique en ville ne doit pas constituer une fin en soi, les technologies numériques peuvent certes être bénéfiques mais elles doivent rester avant tout des outils pour rendre les villes plus autonomes en nourriture.
[1] La moitié des agriculteurs exerçant aujourd’hui ont un niveau d’études inférieur au baccalauréat, ce constat tendant à se résorber avec la montée en puissance du baccalauréat.
[2] Les nouveaux outils de communications transforment non plus seulement la communication faite sur un produit mais la perception de la distance entre producteur et consommateur.
[3] David Longevon, discussion avec les étudiants, agriculteurs de St-Marcellin-en-forez.
Benjamin Fayard, Etienne Griffaton, Nicolas Meignant, Antoine Deflandre
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Vincent Tardieu, « L’Agriculture connectée. Arnaque ou remède ? », 2017
Sitographie :
Accueil
Box cadeau Parrainage jusqu’à 6 pieds de vignes
http://fing.org/agenda-futur-numerique-ecologique
https://www.pwc.fr/fr/decryptages/territoires/fermes-verticales-cle-de-autonomie-alimentaire.html