Jean-Christophe Ruffin disait « La liberté c’est la sécurité, la sécurité c’est la surveillance, donc la liberté c’est la surveillance », 26 ans après le constat de Georges Elgozy « Liberté surveillée : Archétype d’anti-pléonasme ». La surveillance est en débat, et ce depuis longtemps. Symbole de protection chez les uns, symbole de terreur chez les autres : Big Brother est-il notre assaillant ou notre sauveur?
S’il y a surveillance il y a un ennemi ou quelque chose d’inquiétant, d’imprévisible ; autrement dit, un risque. La surveillance sert à attraper les méchants et sauver les gentils, mais cette dichotomie est bien loin de la réalité, c’est pourquoi beaucoup de personnes sont en opposition avec ces processus. Celle-ci est souvent utilisée en situation de crise que nous définirons ainsi « situation de trouble profond dans laquelle se trouve la société ou un groupe social et laissant craindre ou espérer un changement profond, phénomène prenant naissance au sein des organisations, mis en éveil par un évènement déclencheur et dont la gravité peut être amplifiée par la présence de facteurs aggravants ». La situation de crise est la réponse que l’on donne au risque, le dénouement de celui-ci. Nous nous appuierons dans cet écrit sur les risques sécuritaires, qui menacent la sûreté de chacun et les « risques sanitaires, qui sont immédiat ou à long terme, représentant une menace directe pour la santé des populations, nécessitant une réponse adaptée du système de santé ».
Nous nous appuierons pour cela sur deux forme de risque : les attentats terroristes et les pandémies. Nous placerons notre propos géographiquement et dans le temps, puisqu’il portera sur les villes de Nice et de Paris, sur la période 2015-2020. Nice ayant connu une attaque terroriste le 14 juillet 2016, au niveau de la Promenade des Anglais, provoquant 86 morts. Concernant Paris, nous nous concentrerons sur deux périodes d’attaques terroristes, la première, se déroulant entre le 7 et le 9 janvier 2015, dont un visait le média Charlie Hebdo et un second des civils, provoquant 12 et 5 morts et une seconde le soir du 13 novembre de la même année dans différents endroits de la capitale : Saint-Denis, Le Bataclan ainsi que dans le 10e et 11e arrondissement, le bilan étant de 130 morts. Nous nous pencherons également sur le cas du « COVID-2019 », plus précisément sur la pandémie de la maladie SRAS-CoV-2 qui se déroule en ce moment, c’est pourquoi nous pouvons manquer de recul concernant les répercussions de cette crise sanitaire et avons également orienté notre propos sur le cas de ses crises sécuritaires, plus anciennes, sur lesquelles nous bénéficions de plus de recul.
Les situations de crises forcent nos gouvernants à réagir dans l’urgence, pour pouvoir protéger la population et garantir le calme. Les situations dont nous parlons ici ont placé la France en « État d’urgence » et de nombreuses décisions concernant la surveillance ont été prises. Ces décisions touchent majoritairement les milieux urbains, qui disposent d’une forte densité humaine et façonnent la ville de demain, mais ces crises à répétition ouvrent-elles nécessairement la voie à des pratiques urbaines de plus en plus centrées sur la surveillance ?
Les dispositifs mis en place suite aux crises
Surveillance numérique
Face aux crises à répétition, le déploiement de la surveillance par le numérique a pu être constaté sur le territoire français. Or d’après le sociologue Laurent Mucchielli, cela n’est pas dû au hasard. En effet, d’après cet auteur le déploiement de la surveillance et plus spécifiquement la vidéosurveillance, est avant tout lié à la montée de l’idéologie sécuritaire. L. Mucchielli distingue alors trois étapes du déploiement de la surveillance numérique liées à la fois à l’essor de politiques conservatrices et aux réponses face aux crises sécuritaires, notamment après les attaques terroristes en 2015. Un développement massif de la vidéosurveillance s’est alors effectué dans les villes françaises, des plus grandes aux plus petites. Les attentats aurait donc permis de faire de la vidéosurveillance la première technologie de sécurité en France. Néanmoins, ces crises sécuritaires permettent également de rendre plus visible ce déploiement de la surveillance. Après les attentats de 2015, le réseau de caméras parisien a fait l’objet de nombreuse controverse. En effet, en 2012 la ville met en place le plan de vidéo protection (PVPP) qui n’a cessé de se renforcer depuis. Cependant, ce dispositif n’a pas pu empêcher les attaques du 15 Novembre dont l’un des instigateurs, Abdelhamid Abaaoud, avait été filmé dans le métro parisien. Ainsi, si la vidéosurveillance ne permet pas de dissuader la mise en place d’attaque terroriste, elle peut tout de même aider les enquêteurs à retracer le parcours des terroristes.
Ces mêmes problématiques ont pu être retrouvé à Nice après les attaques terroristes de 2016. Sous l’impulsion du Maire Christian Estrosi, la ville a été l’une des pionnières dans le déploiement de la vidéosurveillance avec l’ouverture d’un centre de supervision urbain (CSU) dans lequel se relai des agents de la police municipale pour visionner les images des rues niçoises. De plus, après les attentats de Paris, la région Provence-Alpes-Côte d’Azur avait annoncé rapidement la mise en place d’un « plan de sécurité intérieur régional » facilitant le développement de la vidéosurveillance, notamment dans les transports en commun. Or comme en 2016, ce dispositif n’a pas pu prévenir l’attaque du 14 Juillet. Une nouvelle fois, cette crise sécuritaire a pu relancer les controverses sur la vidéosurveillance, jugée alors inefficace. Mediapart a notamment dévoilé que le terroriste, avant son attaque, avait pu faire de multiples repérages sur la Promenade des Anglais pour calculer sa trajectoire. Mais pour Christian Estrosi, c’est bien la preuve que ces dispositifs sont nécessaires. En effet, ce réseau de caméra de surveillance a permis d’accélérer le travail des enquêteurs en retraçant l’itinéraire du terroriste.
Les crises sécuritaires semblent alors bien contribuer au déploiement de la vidéosurveillance tout en rendant plus visible les débats qu’elles soulèvent. Pour mieux comprendre le lien entre surveillance numérique et lutte contre le terrorisme, on peut s’appuyer sur le livre de L. Mucchielli, « Vous êtes filmés ! Enquête sur le bluff de la vidéosurveillance ». Selon le sociologue, la vidéosurveillance ne permettrait donc pas de protéger les populations qu’il s’agisse de terrorisme ou même des simples incivilités. Elle n’aurait même pas d’effet sur la résolution des enquêtes, contrairement à ce qui a été évoqué précédemment. Le chercheur met alors en avant la faible efficacité de la vidéosurveillance. De plus, la qualité de ce dispositif a souvent été remis en cause lors de la gestion des crises sécuritaires. Or L. Mucchielli souligne qu’il n’y aurait pas de corrélation systématique entre la densité de caméras et leur effets préventifs, non sans rappeler le cas de la ville de Nice. Ainsi pour Éric Heilmann, sociologue spécialiste de la vidéosurveillance, ce type de dispositif de surveillance servirait plutôt à pointer ou à prouver une incivilité qu’à verbaliser un délit. Or L. Mucchielli démontre à travers son enquête que même la police municipale estime que les « caméras ne servent pas à grand-chose». La vidéosurveillance est donc apparue comme un outil essentiel de gestion urbain de proximité pour les municipalités « n’ayant que peu de rapport avec la politique locale de sécurité et de prévention ». En effet, d’après L. Mucchielli le succès de ce dispositif tiendrait aux injonctions politiques appuyés d’incitations financières.
Par ailleurs, il y a peu de temps le sociologue avertissait des dangers des nouvelles de formes de surveillances par drones. Or depuis le début de la crise sanitaire du Covid-19, de nombreuses villes -dont Nice qui en fut l’initiatrice-, ont mis en place des systèmes de surveillance aérien. Des drones équipés de caméra permettent d’aider la police à faire respecter les mesures de confinement. Leur rôle est donc de diffuser par haut-parleur les directives gouvernementales et d’orienter la police vers des regroupements non autorisés. Ce type de dispositif permet de garantir le respect de la distance social et, malgré une autonomie de vol limitée, il peut couvrir de vastes superficies y compris dans les lieux difficiles d’accès. Le maire de Nice a également précisé le soutien de cette surveillance par des caméras de vidéosurveillance à infrarouge « on repérera facilement ceux qui contreviendraient à ces mesures pour que nos policiers puissent leur tomber dessus ». Comme tout dispositif dit techno policier, les autorités ont dû confier une partie de leur pouvoir de police à des sociétés privés. Il s’agit pour Nice d’une start-up locale « Drone 06 » et pour Paris de l’entreprise « Flying Eye », qui ont vu leur demande en drone nettement augmenté depuis le début de la crise Covid-19. Par ailleurs, si les caméras de surveillance sont normalement indiquées par un panneau avec un numéro à contacter en cas d’atteinte au droit à l’image, de tel dispositif n’est pas prévu pour les drones. L’utilisation de ces nouvelles formes de surveillance par la police s’inscrit alors dans un flou juridique. L. Mucchielli établit donc un lien entre les états de crise et l’utilisation de nouvelles technologies au service de la surveillance numérique : « on utilise la crise et la panique, et l’utilisation de mesures exceptionnelles comme l’état d’urgence pour sortir du tiroir ce qui était déjà prêt, mais que l’on n’aurait jamais osé utiliser en temps normal ».
Contraintes physiques et immatérielles
Si de nouvelles formes de surveillance numérique se développent, il ne faut tout de même pas oublier qui contrôle ces nouveaux outils. En effet, ils ne sont rien sans les hommes et femmes qui les créées et les utilisent. Ces outils ont pour but de contraindre, mais leur présence seule ne suffirait pas.
Cette sous partie va chercher à analyser les formes de contraintes physiques et humaines que les crises vont provoquer sous l’argument de la sécurité des citoyens. Que ce soit avec les attentats ou les crises sanitaires, et plus particulièrement celle du COVID-19 les politiques qui ont été mises en place se sont construites à partir d’un « scénario du pire » face à un « ennemi intérieur », « Autrement dit une logique de guerre, dans laquelle la suspicion et l’urgence constituent des pièces centrales ».
C’est dans ces situations, d’urgence et de suspicion, que les gouvernants doivent agir et envisager des solutions. Depuis l’attentat du 11 novembre 2011, on envisageait une surveillance de tous les individus et l’établissement de « profils », une sorte d’anti terrorisme préventif. A la suite des attentats de 2015, la lutte contre le terrorisme est devenue un enjeu de taille, et cette lutte face à l’ennemi commun ouvre à tous les droits. Désormais surveiller les individus est un jeu d’enfant, les réseaux sociaux sont devenus des lieux de censure et de traque antiterroriste. La quadrature du net parle « d’acter la fusion de l’État et des géants du Net, et ainsi consacrer la surveillance généralisée et la censure automatisée de nos échanges en ligne ». Surveillance et censure généralisée sur toute personne suspecte permise par l’amendement CL243 de l’article 3 de la loi sur la sécurité intérieure et le lutte contre le terrorisme en septembre 2017 et le règlement européen « censure antiterroriste » qui consiste en une collaboration avec Facebook et Google. Cependant, les crises sécuritaires ne sont pas les seules à ouvrir à ces contraintes immatérielles. La crise sanitaire que nous sommes en train de traverser, provoquée par le SRAS-CoV-2, ouvre à de nouveaux débats sur l’usage de nos données personnelles, en particulier nos données GPS ouvertes depuis peu à des traitements de données « exceptionnels » qui nuisent à nos libertés individuelles mais sauvent des vies.
L’application STOP COVID est un exemple particulièrement intéressant de cette contrainte immatérielle, car elle force les gens à s’auto-contraindre et ainsi s’auto-surveiller, en localisant les autres personnes et malades et constater le danger que la proximité peut avoir. Cette auto-contrainte est également poussée par la peur, provoquée par les « Plan vigipirate », « Etat d’urgence », etc. qui entraînent le déploiement de l’armée et de la police comme durant l’Opération Sentinelle de Janvier 2015 ou 6 000 militaires sont déployés à Paris. Le rôle des médias dans la médiation de la sensation de peur est également importante : « Au lendemain du 13 novembre 2015, […] le champ lexical guerrier développé par F. Hollande (« Ce qui s’est produit […], c’est un acte de guerre ») pose un cadre repris par la plupart des médias : « La guerre en plein Paris » (LFig), « Comment gagner la guerre » (LExp), « Notre guerre » (LPo) ». Ces mots se retrouvent aujourd’hui dans le discours du 16 mars 2020 d’Emmanuel Macron, et sont repris par les médias « Macron déclare la «guerre» au coronavirus ».
C’est une forme de contrainte psychologique qui s’impose alors aux citoyens en situation de crise accompagnée d’une contrainte physique forte, permise par le monopole de la violence légitime de l’Etat, qui depuis les attentats a augmenté le nombre des policiers municipaux, en particulier dans les villes touchées par ces tragédies, comme à Nice et Paris où la mise en place de vidéoprotection n’est pas l’unique moyen d’augmenter la sécurité. On connaît un « virage sécuritaire sans précédent » d’après Laurent Mucchielli avec la multiplication des attentats de 2015 et 2016, il parle « d’une véritable course à l’armement ». Les mesures prises par le Ministre de l’Intérieur font que « près de 40 % [des policiers municipaux et gardes champêtres] étaient ainsi équipés d’armes à feu fin 2015, et il est probable que l’on atteint 50 % début 2017 ». De plus, le 16 février 2017, une loi assouplit les règles d’ouverture du feu pour les policiers municipaux; elle les autorise même dans certains cas à procéder à des « palpations de sécurité ».
L’importance de ces mesures sur le comportement des citoyens créé de nouvelles formes de contrôle social dans les villes, qui tournent rapidement à la controverse. En particulier l’avènement de la délation qui est encouragée ou non. Par exemple à Montgeron en banlieue parisienne, la maire a invité les habitants « à signaler les entorses aux mesures du confinement »(9) quand d’autres appellent « ouvertement à s’abstenir de dénoncer » comme dans le XXe arrondissement de Paris qui reçoit énormément de signalement et se retrouve débordé (10). Ces réactions parfois démesurées, représentent l’état d’esprit dans lequel se trouve notre société durant les périodes de crises, entre passivité et action.
Les réactions des citoyens face à ces dispositifs
Une passivité de la société ?
« Société de la peur » (L. MUCCHIELLI), « société panoptique » (BENTHAM), « société de surveillance » (M. FOUCAULT); nombreuses sont les expressions pour qualifier la société à l’heure de l’avènement de la vidéoprotection dans de nombreuses villes à travers le monde. De nombreux écrits scientifiques, documentaires ou essais paraissent chaque année sur ces questions mais il semblerait que les premiers concernés -à savoir, les habitants d’une ville que l’on entend ici par le terme de société- ne réagissent pas ou peu à la mise en place des dispositifs de sécurité. Est-ce à dire que la société est passive face à la question ?
Premièrement, il faut savoir qu’une partie de la société française est favorable à la mise en place de dispositifs de sécurité et c’est ce pourquoi elle ne s’implique pas nécessairement dans les débats. Cet avis est notamment le fruit des institutions qui produisent un discours qui a créé ce que MUCCHIELLI nomme « la société de la peur », spécifiquement depuis les attentats de Charlie Hebdo. On peut par exemple prendre le cas du Maire de Nice Christian Estrosi (et par extension son électorat) qui se veut un précurseur en termes de vidéoprotection. Cette position a plusieurs origines; en première ligne, le sentiment de sécurité qu’apporte les vidéoprotection. Dans le documentaire Arte intitulé Tous surveillés, 7 milliards de suspects, le Maire de Nice défend l’utilisation de la vidéoprotection comme instrument permettant de limiter la délinquance, ayant un effet dissuasif mais aussi protecteur. Dans ses écrits du XIXe siècle, BENTHAM, inventeur du panoptique, aborde justement cette question du sentiment de sécurité : « plus on veut être libre, plus on veut être en sécurité, plus on doit être surveillé, plus on doit demander de la surveillance et du contrôle » (LAVAL). D’ailleurs le sentiment que la vidéo protège se retrouve dans des débats législatifs; en 2011, la Loi LOPPSI 2 d’orientation la programmation pour la performance de la sécurité intérieure est adoptée et exige en son article 17A de remplacer le terme de vidéosurveillance par celui de vidéoprotection « dans l’ensemble des textes législatifs et réglementaires ».
En complément de l’argumentaire protecteur et sécuritaire, la vidéoprotection est perçue par les personnes qui y sont favorables comme un moyen technique de mettre fin au sentiment d’impunité des « délinquants ». On retrouve déjà ce désir chez BENTHAM au XIXe siècle : « La plupart des délits ne se commettent que par la grande espérance qu’ont les délinquants de rester inconnus. Tout ce qui augmente la facilité de reconnaître les hommes et de les retrouver ajoute à la sûreté générale » (BENTHAM, 1829, p.215). On retrouve ici l’argument proposé dans le paragraphe précédent consistant à dire que la vidéoprotection ne protège peut être pas immédiatement mais qu’elle permet de retrouver ceux qui commettent des délits.
Nonobstant, face à ceux qui désirent des villes avec plus de vidéoprotection, certains membres de la société sont effectivement passifs. Le reportage de Sept à Huit sur la mise en place des drones montre bien cela lorsque l’on écoute un père promenant son enfant qui dit ne pas être forcément pour une société de surveillance par drones mais qui en soit n’est pas foncièrement contre même si « ça ne [le] fait pas rêver ». Ce désintérêt face à l’avènement de telles technologies peut aussi s’expliquer par la méconnaissance de l’usage qui est fait de certaines données et même de la méconnaissance de la production de ces données. On peut citer par exemple les passeports qui depuis les attentats du 11 Septembre 2001 sont biométriques permettant de retrouver plus facilement un individu recherché grâce à la conservation des empreintes, des photographies et des coordonnés de l’individu en question. Par exemple, lorsque nous allons faire notre passeport, il apparaît désormais usuel de laisser ses empreintes sur un boîtier et jamais personne ne s’est opposé à la technique numérique pour les conserver; une majorité ne voit d’ailleurs pas de raisons de s’y opposer, les données fichées n’étant en apparence que réutilisable en cas de délits et/ou de crimes. Pourtant, la mise à disposition de ces données sans consentement (celui-ci étant établie lors de la signature des papiers administratifs) est une réalité dans certains pays comme en atteste le déclenchement du Patriot Act aux USA permettant notamment des perquisitions sans décision juridique. Par ailleurs, ce texte devait être appliqué durant seulement 4 ans mais est actuellement toujours en vigueur. Cet exemple est applicable au cas français si l’on pense au Plan Vigipirate qui est toujours en vigueur à l’heure actuelle. La passivité de certains français pourrait donc aussi être le fruit d’une entrée de tous ces outils dans les mœurs à tel point que la société ne se rend plus compte des dispositifs qui ont été mise en place. Cette « passivité » est notamment due -comme nous le disions brièvement dans la première partie de la réflexion- aux discours politiques qui insistent sur le côté protecteur et bienveillant de la vidéosurveillance : ne pas accepter ces nouvelles technologies serait ne pas vouloir la sécurité de notre pays; trivialement dit « aux grands maux les grands remèdes », le dilemme est celui de la protection du peuple français, il faut se résigner à être surveillé en permanence pour éviter un drame de plus.
Un dernier élément pouvant expliquer le peu d’initiatives menées jusqu’alors contre ces dispositifs peut être celui la confiance d’une majorité face à la technologie : « outre les enjeux industriels et politiques, il faut prendre en compte l’imaginaire des technologies dans nos sociétés modernes. Aujourd’hui, ce qui reste de croyance dans le progrès se situe tout entier dans la technologie. La technologie, c’est forcément bien en soi. » (MUCCHIELLI, 2020). Cette analyse de MUCCHIELLI montre bien le fait que les sociétés, y compris la société française, ne réagissent pas forcément à la mise en place de dispositifs sécuritaires de type drones ou vidéoprotection car ils ne se sentent pas mis en danger par ces derniers; c’est ce que nous avons voulu démontrer en utilisant le terme de « passivité » de la société. Toutefois, dire que l’ensemble de la société est passive serait un abus de langage, c’est pourquoi la réflexion qui suit tend à mettre en lumière les initiatives citoyennes et associatives qui sont prises.
La réaction de collectifs citoyens
Les dispositifs numériques et physiques mis en place afin de garantir la sécurité de la population, impliquant une haute surveillance, révèlent des effets pervers qui ne sont pas toujours visibles et débattus. Nous pouvons citer une efficacité douteuse, comme nous l’avons vu avec les attentats de Nice, une atteinte aux libertés fondamentales avec l’état d’urgence et le confinement que nous vivons actuellement, un manque important de transparence de la part des acteurs publics et privés, ou des effets discriminants par une monstration plus fortes des minorités visibles ou de discrimination envers les dépossédés d’internet. Comment mettre en lumière ces problématiques et faire en sorte de se défaire de la surveillance lorsque les discours officiels et marchands prônent celle-ci, qu’une grande partie de la population y est favorable, et prégnante dans nos imaginaires de progrès ?
Des citoyens concernés réagissent et s’agrègent par exemple au travers d’associations, de collectifs citoyens, d’actions locales, de mise en information.
Martin Drago, membre de l’association La Quadrature du Net (LQDN) insiste sur les principaux problèmes de la surveillance : d’une part la grande opacité des acteurs sur l’utilisation des données et de tests de dispositifs, comme par exemple dans le documentaire « Tous surveillés, 7 milliards de suspects », le chercheur Chris Tolle montre certains projets de surveillance numériques financés par les fonds publics européens, inconnus de ces citoyens. D’une autre part, le manque cruel de cadres juridiques de ces technologies : en effet, les réglementations se font la plupart du temps a posteriori d’une technologie déjà en place (comme le Règlement Général de Protection des Données en 2016).
De plus, si nombres d’acteurs publics et privés assurent un cadre légal et un respect de l’éthique, ces cadres sont très souvent mis à mal par des crises sécuritaires et sanitaires, où l’utilisation exacerbée de la surveillance et l’utilisation des données vont être légitimées, comme par exemple par la CNIL (Commission Nationale de l’Information et des Libertés) qui accepte la reconnaissance faciale durant le carnaval de Nice en 2019 pour prévenir tout « risques » ou bien qui donne son accord pour l’application « Stop Covid ».
L’une des actions principales mise en place est donc l’information. Durant l’état d’urgence (durée considérable de 791 jours), de nombreux recensements et appels à témoignages ont été fait dans les médias afin de dénoncer les arrestations abusives et erronées, des pétitions et manifestes furent écrits (exemple de l’Appel des 58 contre l’interdiction de manifester).
Le partage d’information est essentiel : différents acteurs et associations (Ligue des Droits de l’Homme, Observatoire des Libertés du Numérique, etc.) publient régulièrement des articles afin de renseigner et mettre en lumière le citoyen, la plateforme ressource Technopolice fut créée par un collectif d’associations (dont LQDN) afin de recenser les dérives de la surveillance en France. L’actualité critique relayée, notamment aujourd’hui avec la crise du Covid-19 (application, drones parisiens et niçois), est importante pour mettre en garde et remettre en cause les discours politiques.
Par fautes d’audits indépendants, des appels à l’analyse sont publiés, les citoyens sont appelés à contribuer au partage de renseignement comme par exemple M4ps.net qui permet de géolocaliser des caméras de surveillance à Paris. La mise en débat et la sensibilisation de la population se fait au travers de conférences, de débats publics dans différentes villes concernées comme à Nice, d’affichages et tracts dans les rues.
L’action juridique présente aussi un acte fondamental de la part des associations, qui vont, suites à des analyses et mise en alerte de citoyens, coupler le politique et le juridique afin de faire valoir leurs droits. On peut citer des regroupements de juristes qui ont rendus publics des études quant aux conséquences liberticides de mesures, avec L’urgence d’en sortir, (de l’état d’urgence) co-écrit par des syndicats et associations diverses. Les associations vont notamment faire appel à la CNIL ou s’adresser à des instances nationales et/ou supra.
Différentes associations ou particuliers vont permettre à chacun de posséder les savoirs pour s’émanciper à travers l’éducation populaire ou le hacking citoyen. Ce dernier permet de se défaire de la surveillance et repose sur un principe de savoir-faire partagés, et permettre à chacun de pouvoir maîtriser sa liberté avec des outils disponibles pour tous (Open data, branche IR pour aveugler les caméras, porte-cartes silencieux etc…).
Néanmoins, ces actions restent peu effectives face à l’hégémonie des acteurs privés et publics et aux crises légitimants la mise en place de la surveillance. Selon Mucchielli, la seule chose efficace pour réduire la surveillance serait la restriction budgétaire et le changement de priorité des acteurs publics. Hors, dans le contexte actuel, cela semble compromis.
Les différentes crises qui ont traversé notre pays depuis presque 10 ans ont incontestablement permis d’accélérer la réflexion sur les outils numériques permettant de surveiller la population, la protéger si l’on s’en tient à la dénomination officielle. Ces outils numériques façonnent peu à peu la morphologie des villes et l’espace urbain et peuvent être accompagnés de contraintes physiques et immatérielles. Par ailleurs, l’outil législatif a largement été utilisé pour justifier la mise en place d’un certain nombre de dispositifs pour lutter contre les crises sanitaires et sécuritaires dans notre pays, rendant l’intervention de citoyens plus difficile mais pas impossible. Nous l’avons vu dans la seconde partie, la société semble passive à l’avènement de ce type de technologies, qui sont, la plupart du temps perçues comme des outils bienveillants. Toutefois, un certain nombre d’associations s’engagent, afin de contrôler les éventuels détournements d’usage dont les technologies peuvent être l’objet; l’enjeu d’information apparaît dès lors indispensable.
On peut finalement dire comme le faisait Léon Blum en son temps que des lois d’exception se normalisent avec le temps, des lois ne visant que quelques groupes représentant le mal absolu (de l’anarchiste au terroriste), et finissent par toucher l’ensemble de la population face à un gouvernement qui joue avec la peur pour faire passer ses textes, donnant parfois un pouvoir sans partage à la Police et à l’Etat.
ACM, DD, DL et NG
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Source image : pixabay, prise le 14 novembre 2019 par TheDigitalArtist.
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