Depuis le 20ème siècle, la production et l’utilisation croissante et généralisée de la voiture transforme le paysage urbain et rural. Dans les villes, l’espace public est partagé et binarisé entre l’usage de l’automobile et celle des piétons (et autres mobilités douces), en défaveur de ces derniers (à Paris, la moitié de l’espace est réservé à l’automobile). Avec une nouvelle généralisation de la numérisation des usages, nous pouvons nous demander quels aspects prendront nos villes dans le futur, notamment avec le développement des voitures autonomes. Ce futur fut largement mis en récit dans différentes œuvres de science-fiction, imaginant des sociétés dans leur ensemble, avec nos technologies poussées et d’autres contextes politiques. Nous utiliserons deux exemples de véhicules imaginés pour évoquer les enjeux que les progrès numériques et technologiques pourront avoir sur la fabrication des villes.
La société privatisée et l’exemple du taxile dans Les Furtifs d’Alain Damasio, 2019
Dans cette fiction se situant vers les années 2040, nous nous trouvons dans la ville de Paris, où l’espace est imprégné de numérique. Suivant la tendance actuelle d’une volonté des acteurs publics d’innover et attirer des entreprises privées sur leurs territoire, dans le roman celles-ci (LVMH, Nestlé, Orange-Telecom…) ont rachetés l’intégralité des communes : tout est privatisé et utilisé dans un but marchand, les rues, les places, les locaux et même la vie privée devient ressource pour un marketing ciblé. Les rues sont empruntables en fonction du forfait auquel le « citoyen-client » souscrit, tracé dans ses moindres mouvements par sa « bague » qui peut bloquer son accès à certains espaces. Les plus fortunés (« Prestige ») peuvent circuler des façons les plus efficaces et agréables, sans se faire assaillir de publicités, contrairement aux «Standards » qui sont plus restreints. Et pour se déplacer, la plupart des véhicules sont autonomes, ce qui représente de nombreux enjeux de nos jours. En effet, comme l’expose d’article de Vraiment Vraiment dans « Voiture intelligente, ville bête », qui dit voitures autonomes dit espace intelligible par une IA donc avec une binarisation stricte de l’espace entre piétons et voitures, empêchant des lieux informels de se créer, aux gens de se déplacer librement, les obligeant à s’autolimiter en leur défaveur. Il faudra aussi une signalétique forte et des rues connectées, ouvrant un marché important pour les entreprises de la tech. Bien que la ville privatisée et hyper-ségrégée de Damasio peut sembler difficilement imaginable, nous pouvons déjà trouver dans l’actualité des exemples qui y ressemblent comme la « voie connectée » par Tesla et Vinci à Lyon pour rouler plus vite si on y met les moyens, des dispositifs urbains anti populations « indésirables », les gated communities etc.
Le personnage du roman se résout dans un extrait à prendre un « taxile » car il ne pouvait se rendre à pied rapidement vers sa destination car les rues de son niveau « Standard » impliquait un trop grand détour. La voiture autonome qui le prend en charge possède un détecteur d’émotion qui perçoit son agacement et lui permet de discuter avec une IA de la forme qui lui plaît pour passer le temps. Exagéré ? La ville de Nice testa une reconnaissance d’émotions dans les tramways en janvier 2019…
Un autre enjeu que pose l’hyper-connexion des villes est soulevé dans l’extrait, celle de l’écologie :
– Au niveau écologie, y a tellement d’objets connectés partout que ça crée un smog électromagnétique. Ça augmente la consommation électrique. Ça augmente les déchets toxiques. Ça épuise les terres rares. Et je parle pas de la pollution sonore. Et je parle pas de la pollution lumineuse ! Les poubelles qui parlent pour te dire de trier, j’en peux plus ! » (page 274).
L’arrivée des voitures autonomes, la 5G, la dématérialisation des usages… Le smog électromagnétique est sûrement déjà en route.
Voitures volantes dans Le Cinquième Élément, réalisé par Luc Besson, 1997
Dans un futur plus lointain, en 2263, nous suivons un chauffeur de taxi, Korben Dallas qui récupère dans son véhicule une fugitive poursuivie par la police. S’ensuit une course-poursuite qui sera analysée, l’extrait ci-dessous.
Dans cette ville qui s’avère américaine au vu des bâtiments, les véhicules se déplacent en flottant dans le ciel et semblent organisées selon un ordre précis, ce qui pose une grande question vis-à-vis de futures infrastructures urbaines. En essayant de fuir la voiture de police, Korben Dallas passe par des recoins qui mettent en danger des usagers, et ne respecte pas l’ordre. Avec une technologie permettant autant de liberté aux citoyens que le vol, on peut se demander comment assurer un code de la route assez efficace pour veiller à la sécurité de tous. Une IA est présente dans le taxi, présentée comme une aide, informative et prévenant les enfreintes au règlement mais ne possédant pas le contrôle total du véhicule. De même on pourrait imaginer s’il ne serait pas préférable de privilégier cela à des véhicules entièrement autonomes, empêchant une « intelligence des situations » qui ne pourraient pas toujours prévoir certains actes humains qui seraient indéchiffrables par des algorithmes.
La voiture de police possède des outils de reconnaissance faciale et d’identification de plaques d’immatriculation, mais aussi des armes intégrées dans le véhicule permettant de tirer à bout portant, légitimant une utilisation des données et de la violence lorsque les forces de l’ordre le souhaitent. Ce qui n’est pas si loin de nos réalités : si nous avons des cadres juridiques concernant les données et la violence, une fuite en avant est vite possible lorsqu’un évènement est jugé assez important pour qu’on les transgresse…
Pourquoi les voitures volent-elles dans ce futur ? A la fin de l’extrait, nous pouvons observer des volutes de fumée grisâtres lorsque le taxi descend vers un sol que nous ne pouvons percevoir. Est-ce un smog électromagnétique comme dans Les Furtifs, ou une pollution atmosphérique liée aux activités humaines telle que l’humanité elle-même ne peut plus y vivre et ainsi forcée à s’élever ?
Ces deux exemples de futur, en 2040 et en 2263, imaginés différemment par Alain Damasio et Luc Besson nous montrent comment nos technologies actuelles pourraient évoluer et fabriquer des villes qui semblent inhumaines, loufoques, impensables. Néanmoins, ces récits, ensemble avec des milliers d’autres œuvres de science-fiction, doit nous questionner et nous avertir sur des aspects que pourraient prendre nos sociétés. En effet, à la lecture d’Alain Damasio, on peut se demander si notre futur proche ne tend pas vers celui-là…
ACM
Références
Alain Damasio, Les Furtifs, La Volte, 2019.
Le Cinquième Élément, réal. Luc Besson, 1997
Le Monde, « A Paris, la moitié de l’esapace public est réservé à l’automobile », publié le 30 novembre 2015 : https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2016/11/30/a-paris-la-moitie-de-l-espace-public-est-reservee-a-l-automobile_5040857_4355770.html
Vidéo « Poursuite en voiture – 5ème élément » https://www.youtube.com/watch?v=F6VLAWiiSzs
Vraiment Vraiment, « Voiture autonome, ville bête », Medium, publié le 5 octobre 2018 https://medium.com/@vvraiment/par-alexandre-mussche-romain-beaucher-associ%C3%A9s-de-vraiment-vraiment-1e115dc9b19e
Technopolice, « Nice, reconnaissance d’émotions dans le tramway » https://technopolice.fr/nice/tramway/