Sous le dôme

Nouvelle inspirée par les oeuvres nouvelles lues lors de l’exposition « Working Dead » à la Biennale du Design de Saint-Etienne (Damasio/Capizzano)

E-ver 2064. Un e-ver rigoureux comme pas possible. Le blizzard se dépose en couches sur le dôme d’ozone qui recouvre Saint-Etienne. Sur la surface, ça fait comme un genre de petit zeste de givre, des pelures de froid qui viennent se ramasser contre la vitrine digitale.

J’aime mieux l’autonome. En autonome, il n’y a pas cette luminosité gris-blanc, qui ressemble un peu à celle des vieux ordinateurs qu’on voit dans les films d’époque, quand ils avaient ces grandes plaques à touches qu’ils portaient dans leurs sacs toute la journée. Non, en autonome, le soleil fait rissoler le dôme, et les feuilles des arbres roussissent comme du caramel sur des pommes. La lumière est dorée comme dans une vieille photo en papier sépia, celles qu’on voit dans les musées mentaux. En fait, tout ça n’est qu’une question de couleurs. Les températures ne varient pas, sous le dôme. C’est juste en scrutant sa surface qu’on peut voir les zestes de froid et les rayons-caramel.

Dehors, c’est tout cramé à la loupe. Heureusement, Saint-Etienne et quelques autres villes innovantes à l’époque avaient su anticiper la grande révolution chimique. Ces villes montagnes-russes, qui avaient connu d’abord l’apogée industrielle, s’étaient pris le déclin en plein dans les rouages. Alors elles s’étaient échinées, à devenir centres d’excellence et d’innovation. C’était dans leur culture. Des villes de brevet. Des villes qui étaient la source mécanique de la réussite du monde. Elles qui s’étaient faites arracher leurs entrailles industrielles, elles s’étaient secrètement relevées, avaient fait mijoter leur résilience. Érigées discrètement contre Google, Amazon et tous les géants de l’époque, elles avaient bâti doucement fablabs, hackerspaces et autres tiers-lieux. Tranquillement, elles avaient refaçonné leurs paysages, réinvesti l’espace déserté par des Icares impatients, attirés par la lumière hissée en drapeau dans les villes à qui le capitalisme réussissait.

C’est sûr qu’à l’époque, Lyon devait donner envie. Mais depuis que l’air n’est plus respirable, et qu’ils se massent tous aux portes de notre dôme d’ozone… Ils doivent bien le regretter. Les réfugiés chimiques bourdonnent autour du dôme. Quand le givre en cristallise la surface, on ne les voit pas trop. Mais quand les pluies acides du Craint-temps viennent nettoyer la paroi, on les voit sous les tentes VPN qu’on leur envoie par le toboggan humanitaire. Avec ça, ils sont protégés. C’est terrible de voir ces visages pixellisés par le froid pendant que nous, les stéphanois, sommes au chaud dans le dôme, dans la température ambiante.

Au chaud, mais pas tranquilles. Pour mériter sa place à « Saintech », il ne faut pas chômer. On est sur un système de shifts. On alterne entre ferme urbaine, pépinière, veille du dôme, mécanique des smart-transports, mécanique des fluides, méditation, design, community management, herboristerie, psychologie, innovations textiles, missions humanitaires, etc. Un après-midi et un matin par semaine, on obtient un flashcode qui nous ouvre la porte du parc Montaud. On peut aller s’allonger dans l’herbe. Pour s’isoler un peu, on déploie nos cabanes-hologrammes et on peut profiter de notre petit temps de solitude libre.

Quand on naît à Saintech, on nous donne à tous la même densité de chance numérique. Sur notre saintech-pass, on a tous accès aux mêmes services et aux mêmes ressources. Un pilier de notre société aux restes de bricommunisme. Aussi high-tech que soit le point que nous avons atteint, il y a toujours dans la ville ces fantômes gueule-noires, prolos, d’un temps si révolu et qui nous tient tant à la fois. Certains murs de pierre qu’on a laissés portent encore les traces noires, comme les peintures de guerre des ouvriers qui nous auraient répété de rien lâcher. Alors on a bricolé, réinvesti usines, ateliers, ressorti les archives, l’ingénierie de l’époque, qu’on a adaptée aux avancées numériques toujours plus performantes. Artisans de l’algorithme, smart-bricolos, on a ressorti les bleus de travail et on a dessiné les plans secrets de notre sauvetage.

Chaque jour, une sonde-seconde peau s’enquérit de notre niveau de santé. Elle teste notre pouls, notre température corporelle, notre taux de joie, de stress, d’anxiété, qu’elle rebricole avec des micro-injections de dopamine, comme ça, sans qu’on se rende compte. On ne sait jamais quand ça arrive, mais il est vrai qu’à Saintech, c’est assez difficile de voir les choses du mauvais côté. Il faut dire qu’il serait égoïste, voire incompréhensible, de ne pas être reconnaissant de vivre dans ce smart-jardin d’Eden, cette e-friche au fonctionnement si bien calibré.

Qui ne rêverait pas, en ces périodes si acides au dehors, de pouvoir se nicher dans le creux du dôme, et participer au maintien de sa brillance par la force de son travail ? Le dôme nous donne la seconde chance que les autres autour n’ont pas su se bricoler. Saintech fait partie de la confédération des Bubble Cities, celles qui comme nous, ont érigé une protection au-dessus d’elles. Les plus proches de nous, c’est Grenoble et Turin, qui se sont muées en villes-troglodytes et luxuriantes. Nous les rejoignons grâce à l’Hyperloop solaire.

Aujourd’hui, c’est mon matin de Montaud. Je me connecte mentalement à mon émission préférée, je fais apparaitre le flashcode que je viens de recevoir sur la pulpe de mon index, et le mur de métal, fait de vieilles voitures compressées, se lève mécaniquement pour me laisser entrer. Je passe chez l’herboriste qui me prescrit une micro-sieste dans une sphère olfactive rayon « herbe coupée ». Je m’allonge dans la bulle et les effluves végétales m’endorment dans un bien-être complet. Une dernière de mes pensées va vers les visages pixellisés par le froid et l’acidité des réfugiés chimiques, mais elle se brouille presque instantanément dans une décharge douce de miel-dopamine.

 

Eve Denjean

 

Image provenant de Getty Images – Steven Hobbs

2 réflexions sur “Sous le dôme

  1. Ève, j’ai changé la photo car celle initialement posée ne pouvait l’être de façon satisfaisante sans contrevenir au droit de son auteur.
    SLB

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