À l’heure de l’essor de la Smart City, de la numérisation des villes, de la big data, ce n’est pas tant la ville qui change de forme, mais les individus qui changent de comportements. En première ligne de cette mutation des villes, qui ne modifie pas pour autant les lieux, nous, habitants, sommes devenus hyper-connectés. Bientôt, des capteurs pourraient nous relier en permanence aux murs. L’homme-cyborg, fantasme vieux comme la science-fiction, serait-il en passe d’advenir ?
À l’origine du cyborg
Le concept de cyborg naît de la plume de Manfred E. Clynes et Nathan S. Kline (1960), à la croisée des notions de cybernétique et d’organisme. Un être humain modifié dans sa chair par la technique, se verrait octroyer de nouvelles capacités mentales et physiques, notamment celles de résister à des milieux hostiles (l’espace). Si l’on voit aujourd’hui des prothèses de plus en plus développées, à l’instar de celles d’athlètes de haut niveau ou encore des pacemakers, peut-on pour autant parler de cyborgs ? Certains sont plus tentés par la notion d’« homme réparé ». Le fait d’être cyborg permettrait à l’être humain de dépasser les limites de ses capacités naturelles. Mais quelle différence dans ce cas avec l’outil qui, ne serait-ce que comme le vélo, nous permet d’aller plus vite et plus loin ? La différence résiderait dans l’incorporation de la technique à la chair de notre corps. Mais à bien y regarder, il devient difficile de considérer le smartphone inséparable du citoyen occidental, prolongation quasi permanente de sa main, ou logé le reste du temps dans sa poche, et en permanence connecté à Internet, en permanence consulté, de le considérer comme un simple outil. Si le smartphone n’est pas (encore) incorporé à notre corps, d’aucuns prendraient peu de risques à dire qu’il est largement incorporé à notre vie.
L’homme déjà quasi dépendant de la machine : vers un homo numericus ?
D’ailleurs, beaucoup font d’ores et déjà le constat de notre dépendance à la technologie, donc à la machine. Depuis longtemps, nous nous soignons et vivons plus longtemps grâce à la technologie. La nouveauté ici réside dans notre récente dépendance aux outils qui nous connectent à notre environnement, et même plus, au monde. En témoigne le syndrome psychologique de la « cyberdépendance », qui progresse chez les « digital natives » selon le professeur de psychologie clinique Didier Acier. Sur 7 milliards d’êtres humains dans le monde, 4,5 utilisent déjà un téléphone mobile, et la ruée vers le smartphone ne semble pas prête de ralentir, bien au contraire. Selon le sociologue Dominique Boullier, le smartphone est à l’origine d’une véritable « mutation anthropologique », en ce qu’il se couple au corps avec facilité et naturel, tout en permettant de dépasser un seuil d’usages jamais égalé jusqu’ici par un outil. Ainsi, et pour le dire simplement, tout le monde a un smartphone, donc tout le monde est proche de connaître cette mutation. Après l’homo sapiens, nous basculons dans l’ère de « l’homo numericus », une sorte d’homme « pré-cyborg ».
Les villes à l’ère du numérique ou l’hyper-connectivité humaine
Et face à cela (si tant est que l’on doive y faire face), nous ne sommes pas aidés : les villes, dans des logiques « smart », sont recouvertes de capteurs permettant de collecter les données, pour prévoir les comportements des urbains, et optimiser les fonctionnements de réseaux. Les spots d’accès Wifi gratuits se multiplient, et la 4G supplante déjà la 3G dans beaucoup de villes. Nous y sommes reliés par notre simple téléphone portable. Auteur et professeur d’urbanisme, Serge Wachter décrit les conséquences de cette invasion des TIC et du numérique dans les villes. Ceux-ci ne changent pas l’espace, la ville, le bâti. Il y a très peu d’impact sur les caractéristiques de la ville : la voirie, véritable patrimoine génétique urbain, est relativement immuable. Ce qui change vraiment, ce ne sont pas les lieux, mais les flux entre ces lieux, liés aux comportements individuels et sociaux. C’est donc bien l’individu qui est transformé par cette numérisation : il est constamment connecté et donc potentiellement surveillé en permanence (par ce vieux spectre du Big Brother). Mais il devient aussi capable d’accéder à différents types d’informations et de services en un temps réduit. Loin de nous l’époque où il fallait passer d’un quartier à un autre pour changer de lieu. Désormais, l’individu peut y basculer virtuellement avec le bout de son doigt. Ainsi, il augmente ses potentialités intellectuelles et sensorielles. Toutefois, cet homme nouveau, cet homo numericus, s’enferme dans une bulle individualiste pour Wachter. Même s’il se trouve physiquement dans l’espace public, sa connexion permanente avec le numérique le maintient dans une sphère privée, dans un monde virtuel. C’est donc une refonte totale de l’espace public qui est induite par cette numérisation. Ce n’est pas seulement le nouvel « espace public numérique » de Dominique Cardon, c’est-à-dire d’individus s’exprimant derrière leur écran d’ordinateur, dont il est question ici. Il s’agit d’individus mis ensemble physiquement quelque part, et qui n’y sont plus présents qu’à moitié. Certes, selon Dominique Boullier, la présence physique d’un être n’induit pas forcément sa présence cognitive ou « pertinente » (prenant l’exemple des étudiants endormis dans les amphithéâtres depuis le Moyen-Age). Mais « reste à savoir si dans cet état de stress et de connexion potentielle à tout, nous avons encore une présence au monde ? ». L’espace public se trouve contesté dans son rôle de créateur de lien, d’intermédiation sociale, il est remis en question par d’innombrables relations permises par les TIC entre des hommes pré-cyborgs.
Se défaire de la technologie ?
Dans ces conditions, il ne manque qu’un peu de progrès techniques pour qu’une sorte de smartphone soit intégré dans un corps humain un jour, et que l’on puisse parler d’homme cyborg : un homme aux compétences améliorées, hyper connecté par sa chair même. Alors, doit on rétrograder technologiquement ? Doit-on continuer de tout connecter à tout ? Ne perdons-on pas notre humanité, celle qui nous fait nous réunir dans des lieux, à force de super-connexion ? Il ne fait aucun doute que la technologie est absolument utile à notre vie et surtout à notre confort. La maîtrise des réseaux et d’immenses masses de données permettrait certainement d’améliorer la gestion des ressources énergétiques, de diminuer notre empreinte écologique, de réduire la congestion du trafic. Cependant, la condition de ces améliorations semble être notre destinée à devenir des homo numericus, des hommes cyborgs, puisque le fonctionnement-même de ces technologies numériques implique que le plus grand nombre y soit en permanence connecté.
Théo VINCENT
Image à la Une : Pixabay, images libres de droit
Sources :
Serge Wachter, « La ville numérique : quels enjeux pour demain ? », Métropolitiques, 28 novembre 2011. URL : http://www.metropolitiques.eu/La-ville-numerique-quels-enjeux.html
Hubert Guillaud, « Refaire société : la ville cyborg », Internetactu.net. URL : http://www.internetactu.net/2011/11/15/refaire-societe-la-ville-cyborg/
Manfred E. Clynes and Nathan S. Kline , « Cyborgs and space », 1960. URL : http://web.mit.edu/digitalapollo/Documents/Chapter1/cyborgs.pdf